«Tout sur Almodóvar»


Caméra-stylo, programme n°92 |

Treize films (tous sortis entre 1981 et 2000) ont suffi! Au jour d’aujourd’hui, la griffe du cinéaste de « Tout sur ma mère » semble reconnaissable entre toutes: couleurs pop excessives, personnages féminins plus vraies que nature, fausses publicités hilarantes, chansons ringardes (qui font pourtant à chaque fois mouche), familles recomposées d’un genre inédit, inversion des rôles « sexuels », etc.. Tous ces éléments de reconnaissance restent pourtant secondaires, car la vraie marque d’auteur d’Almodóvar réside sans nul doute dans sa faculté inouïe à faire monter les tours de la fiction pour atteindre des sommets d’émotion insoupçonnés! Dans « La fleur de mon secret », le personnage de Leo (interprété par Marisa Paredes) doit traverser tout Madrid pour trouver une amie qui soit en mesure de lui retirer ses bottines trop serrées. Habituellement, c’est son mari qui lui rend ce service, mais il n’est pas là, et pour cause! Littéralement invraisemblable, cette séquence d’ouverture, écrite « au culot », nous fait sentir de façon extraordinaire le sentiment de solitude de son personnage (et, partant, le « vrai  » sujet de son film)… Tout Almodóvar est là, dans ce mouvement d’exagération qui, bien loin de déboucher sur la caricature, nous arrime à l’humanité la plus profonde.

Les artifices de l’émotion

Ce faisant, Almodóvar a renouvelé (en l’exacerbant) l’un des grands principes des mélodrames hollywoodiens des années cinquante (surtout ceux de Douglas Sirk): atteindre à la plus haute vérité des sentiments en multipliant les artifices de la fiction. Voilà qui explique pourquoi les premiers films d’Almodóvar ont reçu un accueil plutôt mitigé en France. Si une œuvre aussi essentielle que « La loi du désir » (1986) a subi une attaque en règle de la part de la critique française, c’est en partie à cause de l’héritage « puritain » du cartésianisme (recyclé par l’idéal soixante-huitard) qui peine à penser que l’illusion peut être source de vérité, de connaissance et, surtout, d’émotion! L’avènement du «tout virtuel» a contribué, depuis, à décrisper ce débat d’arrière-garde — qui, il faut le souligner, a toujours été le cadet des soucis des grands metteurs en scène de l’Histoire du cinéma (Buñuel, Renoir, Von Stroheim, Von Sternberg, Murnau, Fellini, Sirk et tant d’autres).

La fiction qui sauve

Dans le très précieux livre d’entretiens que vient de publier les Éditions des Cahiers du cinéma (« Conversations avec Pedro Almodóvar ») et dont sont tirées la plupart des citations qui émaillent ce présent journal de Passion Cinéma, l’auteur de « Talons aiguilles » évoque une scène « originelle » qui explique son attrait irrésistible pour la fiction « qui sauve ». Afin de compléter le salaire de son père, sa mère monnayait ses services de lectrice auprès des habitants du village. À la grande honte du petit Pedro, elle inventait toujours en partie le texte des lettres qu’elle lisait. Mais la part que sa mère imaginait, constatait-il, constituait toujours un prolongement de la vie du ou de la destinataire qui ressortait enchantée de cette séance de lecture… Des années plus tard, devenu cinéaste, Almodóvar allait faire de même dans ses films, donnant matière à un acte de bonté étrange, qui, sous ses dehors scandaleux, nous touche au cœur.

Fils de la « movida »

Sur le plan historique, Almodóvar est certes un fils de la «movida», ce moment d’effervescence libératrice qui a saisi la jeune génération de l’immédiat après-franquisme. Alors qu’il travaille encore comme agent administratif à la compagnie nationale de téléphone, l’auteur de « Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça? » (1984) réalise son premier long-métrage en 1977, soit un peu plus de deux ans après la disparition de Franco. Tourné en Super 8 durant ses heures de loisirs, « Folle… Folle… Fólleme… Tim » (« Baise… Baise… Baise-moi, Tim ») est un coup d’essai provocateur, à l’image de l’époque. « Un mélodrame douteux où apparaissent beaucoup d’éléments que j’ai eu de la chance de pouvoir développer par la suite dans mes treize longs-métrages (dixit Almodóvar) ».

Vincent Adatte