Caméra-stylo, programme n°32 |
Charlot et Chaplin ont partie liée: l’un se nourrit de l’autre et vice-versa; cette dimension autobiographique constitue une donnée essentielle de l’œuvre. Charles Spencer Chaplin voit le jour en 1889, à Londres; il est issu d’une famille travaillant dans le music-hall; à sa naissance, cette famille est prospère puis tombe subitement dans la misère; ce revers de fortune va beaucoup marquer Chaplin — l’incertitude du lendemain (ce qu’il appelle lui-même «la douche écossaise») constituera le grand moteur dramatique des films à venir. A l’âge de 5 ans, il doit monter sur scène pour compenser une défaillance maternelle. La pauvreté le contraint à danser dans les rues de Londres avec son frère Sidney. Il mène avec ce dernier une véritable vie de vagabond.
Les débuts
A l’âge de 17 ans, Charlie Chaplin obtient un engagement dans la troupe de music-hall de Fred Karno. En 1910 et 1912, il fait avec cette troupe deux tournées aux Etats-Unis. Il est alors remarqué par Mack Sennett, créateur du cinéma burlesque primitif, qui l’enrôle dans sa compagnie de production, la Keystone. Chaplin fait ses débuts d’acteur un 2 février 1914, dans un film intitulé Pour gagner sa vie. Le «débutant» travaille pendant une année à la Keystone; jouant dans 35 courts métrages qu’il réalise lui-même à partir de 1914. Avec une rapidité étonnante, il dépasse la dimension caricaturale du comique à la Sennett (une actualisation maligne des types de la commedia dell’arte sur fond de courses poursuites) et crée, après quelques hésitations, la défroque qui le rendra célèbre: chapeau melon, petite moustache, souliers trop grands, redingote étriquée, etc.
Naissance de Charlot
En 1915, Chaplin quitte la Keystone pour la firme Essanay où on lui garantit une totale indépendance: il réalise alors 14 films qui remportent un succès phénoménal: premier de cette série mémorable, «Charlot vagabond» (1915) propose déjà une manière de condensé du futur mythe avec toutes ses dimensions, sociales, comiques et pathétiques. Perce aussi une certaine cruauté psychologique, un sadisme de réaction, qui fait partie intégrante du personnage — le public va refouler cette dimension, c’est pourquoi le futur «Monsieur Verdoux» (1947) choquera tant. En 1916, la société Mutual fait signer à Chaplin un fabuleux contrat de 670.000 dollars et lui construit un studio «personnel», le «Lone-Star Studio». Entre mars 1916 et juillet 1917, Chaplin réalise 12 chefs-d’œuvre qui rompent définitivement avec les tartes à la crème de la Keystone. De «Charlot policeman» à «L’Emigrant», il impose un type psychologique qui va susciter une empathie formidable: faible, mais chanceux et rusé; parfois lâche, mais toujours à la recherche de la dignité.
L’indépendance
1917: Chaplin quitte la Mutual pour la First National qui groupe dans ses circuits la majorité des salles américaines; fort d’un contrat faramineux (un million de dollars), il ralentit alors son rythme de production pour approfondir ses recherches: entre 1918 et 1920, il ne tourne que 4 moyens métrages, dont les fameux «Charlot Soldat» et «Ma vie de chien». Les exégètes considèrent ce dernier film comme une œuvre essentielle: de manière irrévocable, Chaplin opte pour un comique réaliste reflétant le monde qui l’entoure. En 1919, le cinéaste fonde avec David W. Griffith (l’inventeur du cinéma narratif), Douglas Fairbanks et Mary Pickford la société de production United Artists. Devenant son propre producteur, Chaplin décide alors de passer à la réalisation de longs métrages. Cette indépendance exacerbe sa volonté de perfection: il met ainsi près de deux ans pour réaliser «The Kid» (1921).
Retour à Charlot
En 1923, Chaplin réalise L’opinion publique, une comédie dramatique, où, pour la première et dernière fois, il n’apparaît pas. Délaissant Charlot, il se fait peintre de moeurs ô combien incisif; ce faisant il travaille un mode de mise en scène novateur où l’ellipse, le gros plan qui fonctionne comme un indice (par exemple, le col d’homme qui, tombant d’un tiroir, annonce que l’héroïne a un amant) ont une importance qu’ils ne pouvaient avoir dans les «Charlots»: dans ses films burlesques, Chaplin subordonne en effet la technique au corps; le gros plan n’intervient que lorsque l’expression du visage a plus d’importance que la mimique du corps — c’est pourquoi le plan général constitue la marque «déposée» de son style. Privé de Charlot, L’opinion publique déconcerte ses spectateurs: Chaplin essuie son premier échec; à contrecoeur, il doit endosser à nouveau sa célèbre défroque pour reconquérir le public avec «La Ruée vers l’or» (1925).
Charlot parlant
A l’avènement du cinéma parlant (1927), le cinéaste le plus célèbre du monde semble éprouver bien des réticences à s’adapter à cette évolution technique: «Les Lumières de la ville» (1931) n’est encore qu’un film «bruité»; réalisé 5 ans plus tard, «Les Temps modernes» risque une chanson aux paroles incompréhensibles… Certains ont dit de Chaplin qu’il craignait, en parlant, de ne plus être universel, d’autres ont avancé que son style se fondait sur une approche purement visuelle. Cette «résistance» prend fin avec «Le Dictateur» (1940) qui, en exhibant une maîtrise dramatique du son extraordinaire, donne la clef du mystère: toujours aussi perfectionniste, Chaplin a pris le temps de penser à fond à toutes les conséquences causées par l’apparition du son.
Le retour de Chaplin
L’indépendance thématique et professionnelle de Chaplin (il crée au fur et à mesure du tournage, ce qui lui accorde une liberté d’action totale) ligue contre le «petit homme» associations puritaines et partis politiques: suite au «Dictateur», les isolationnistes accusent Chaplin de bellicisme!… En réaction, le cinéaste décide de mettre à mort son personnage fétiche en réalisant «Monsieur Verdoux» (1947); ce film clef de la pensée «chaplinienne» donne à voir un envers terrifiant de Charlot: piégé par une société qui donne toujours plus d’intérêt à être méchant, au lieu de créer des situations où la liberté, l’humanité, se confondraient avec notre intérêt. Des «Feux de la rampe» (Limelight, 1952) à «Un roi à New-York» (1957), Chaplin ne va cesser de réitérer sa victoire amère sur Charlot qui était trop beau pour être vrai — ce dévoilement vengeur accorde à ses derniers films (de fait, dès «Le Dictateur», son premier parlant) une modernité stupéfiante.